MISSION ARCHEOLOGIQUE sous la direction de JESSIE CAULIEZ en 2022:
La mission de recherche archéologique et paléoclimatologique en République de Djibouti du Ministère français de l’Europe et des Affaires Étrangères, du CNRS Label SEEG INEE, de l’Ambassade de France, de l’Institut des Déserts et des Steppes et de l’Institut de Recherches Archéologiques et Historiques à Djibouti (CERD Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche), placée sous la direction scientifique de Jessie Cauliez (chargée de recherches au CNRS, UMR 5608 Traces, Toulouse, responsable du volet archéologique à Djibouti de l’ANR NILAFAR), s’est déployée sur le terrain du 19 janvier au 10 février 2022. La mission a lieu dans la région du bassin du lac Abhé, le bassin du Gobaad, au sud-ouest du pays. Avec une équipe de 16 chercheurs français et djiboutiens, les opérations se sont structurées autour de 7 volets.
Ces recherches, qui intègrent le volet archéologique de l’ANR NILAFAR, s’inscrivent dans un projet interdisciplinaire actif et continu depuis la fin des années 1980 en République de Djibouti portée par la mission archéologique franco-djiboutienne. Elles sont partenaires du GDR Grand Rift Africain, conventionnées avec le CFEE, le Centre Français des Études Ethiopiennes et s’opèrent à Djibouti également à la faveur de soutiens logistiques et de subventions de nombreux partenaires, dans l’esprit d’une science participative : les Forces Françaises Stationnées à Djibouti, le monde associatif avec l’Association de Développement de la Caravane du Gobaad et l’association des Jardins d’As Eyla, le projet d’agroforesterie de la Ferme du Neem à As Eyla, la Banque pour le Commerce et l’Industrie de la Mer Rouge, le groupe Coubèche et son label Terres et Verres, le groupe Marill, Safar Voyages et le Djibouti Palace Kempinski.
La nécropole d’Antakari 3, datée du 3ème millénaire cal BCE, a vu se poursuivre les fouilles des sépultures en fosse qui la caractérisent dans la partie du monument qui a été ouverte il y a maintenant une dizaine d’années. Cette nécropole rassemble près de 400 individus et a été scellée par la construction d’une plateforme circulaire à double couronne de basalte.
La nécropole a fonctionné sur plusieurs phases ; elle abrite les premiers éleveurs de la Corne de l’Afrique, qui sont aussi ceux qui ont innové dans la région avec l’artisanat potier, le monumentalisme funéraire, développé des échanges à longues distances et la diversification des réseaux d’obsidienne et mis en place une économie à rendement différé par l’exploitation et le stockage en masse des ressources aquatiques issues du lac Abhé. Leur économie est mixte dans ce qui devait constituer encore une niche écologique favorable à l’implantation humaine malgré une chute importante du niveau du lac Abhé et parce qu’autour du lac existait du fait de l’évaporation importante comme un micro-climat.
Les artefacts des différents systèmes techniques de ces populations qui émergent et se consolident au moment de l’entrée dans une phase d’aridification sont en cours d’analyses (céramique, obsidienne, outil sur matières osseuses), mais aussi les écofacts (ossements humains, faune mammalienne, ichtyofaune, malacofaune) et permettront de documenter les innovations techniques, les modèles économiques de ces populations adaptatives dont on sait qu’elles ont introduit l’élevage dans la Corne, bovins/caprins, pour palier un manque en ressources alimentaires du fait de la dégradation de la bio-diversité animale et végétale. Ces types de sites sont nombreux dans le bassin oriental du Lac Abhé. Les sociétés qui les érigent, même si elles demeurent avec un niveau de production bas (représentation du cheptel domestique restreint sur les sites, mobilité encore importante, habitat facilement démontable, diète tournée essentiellement sur l’exploitation du monde sauvage) construisent ces monuments dans une vocation mémorielle et ostentatoire ; ils sont installés selon un maillage de sites dans un bassin de vie culturel vraisemblablement densément occupé de façon certes saisonnière, mais régulière. Dans la mesure où elles sont dans la capacité de conduire une gestion raisonnée des ressources halieutiques avec l’exploitation intensive des poissons du lac Abhé, elles sont assurément aussi des sociétés organisées sur le plan structural en chefferie, dotées d’un système de pouvoir par le contrôle, par la richesse, par les valeurs et/ou coercitif des biens, des ressources et des territoires.
Cette année, les découvertes ont été nombreuses : une diversité des pratiques culturelles, avec des modes d’inhumation très variés, dépôt primaire, réduction, perturbation des dépôts, sujet inhumé seul, à plusieurs, sur le côté, sur le ventre…Le recrutement est celui d’une population normale, des sujets immatures, des fœtus, des jeunes et adultes.
Fait remarquable, la découverte de foyers à chacune des nombreuses phases d’usage mis en place au moment de l’installation du ou des défunts dans la fosse, qui traduit des rituels liés à des rites de repas funéraires (ossements de poisson brulés trouvés dans les foyers).
La très bonne conservation des ossements promet l’étude des pathologies de ces populations à l’état sanitaire potentiellement dégradé du fait de la proximité du lac Abhé, riche en fluor. La diversité des pratiques de rituels funéraire pose aussi la question du statut des individus inhumés.
Autre fait remarquable, la diversité biologique des populations, avec inhumés de façon synchrone des individu dits graciles et d’autres robustes. Ces traits phénotypiques spécifiques posent la question du maintien dans certaines niches écologiques de traits archaïques sur le plan biologique et celle de la co-évolution morphologique et morphométrique Homme-Environnement. Quelle est la place du régime paléohydrologique du lac Abhé des 20 000 dernières années et de l’évolution des paléoclimats et environnements dans la variabilité biologique humaine ?
On ajoutera la découverte au cours des décapages de nouveaux et nombreux éléments de parure bien en place sur les squelettes, comme des bracelets de rondelles en ossements animaux, mais aussi des outils en obsidienne taillée déposés telle la trousse à outils type de l’époque (lame, perçoir, grattoir, racloir, segment installés auprès d’un seul et même individu) et des poteries richement ornées. Les traditions techniques et les ressources en matière première
L’accent cette année a été mis sur le terrain sur les relevés des coupes stratigraphiques de la nécropole. Plusieurs objectifs : étudier les temps d’usage et la succession des phases sépulcrales d’une part et conter l’histoire géologique et les conditions de la mise en place des dépôts sédimentaires d’autre part. Les plus anciennes fosses d’inhumation sont creusées d’ailleurs dans une ancienne plage du lac Abhé.
Les relevés des coupes stratigraphiques ont été aussi réalisés sur le site de référence d’Hara Idé 3 affiliés aux chasseurs-cueilleurs de la fin du Pléistocène (voir mission 2022).
Photo_15 : Hara Idé 3 (As Eyla, District de Dikhilà), en cours de fouille. Chasseurs-cueilleurs de la fin du Pléistocène et de l’Holocène ancien. Relevé des coupes.
Puisqu’il s’agit de comprendre la co-évolution Homme-Environnement sur les 20 000 dernières années, l’important travail de reconstitution et de modélisation du régime paléohydrologique du lac Abhé s’est poursuivi cette année. Objectifs : identifier, cartographier et prélever pour datations tous les témoins marqueurs passés des phases de transgression du lac Abhé (plages stromatolithiques, surfaces d’abrasion dans les glacis basaltiques, dépôts de diatomites).
Photo_16 : Prospection géomorphologique dans le secteur d’Anabo Koma, pour la cartographie des anciens niveaux lacustres d’Abhé et l’étude de la géométrie des paysages sculptés par sa présence passée
Cette année, ces prospections ont permis d’identifier notamment des gorges, véritables canyons entre le bassin lacustre du lac Abhé, le Gobaad et le bassin du Hanlé dans lequel il s’est déversé au moment de l’African Humid Period il y a 10000 ans. Des prélèvements ont été réalisés aussi dans les paléosols présents dans tout le bassin du lac Abhé afin d’obtenir des proxy analytiques pour la caractérisation des changements climatiques qui ont interféré sur les modifications des niveaux d’eau du lac Abhé et les paléoprécipitations sur les hauts plateaux et la rivière Awash principale actrice dans le remplissage du bassin sédimentaire d’Abhé.
Photo_17 : Ancien canyon reliant le bassin du Gobaad au bassin du Hanlé mis en place au moment où le lac Abhé a besoin de déverser dans une haute phase de transgression.
Les populations ont peuplé le bassin du lac Abhé et les monts le bordant, les Monts du Dakka durant des milliers d’années, installant leurs implantations en fonction de l’emprise du lac. Au moment où l’aridité est pleinement installée, les Monts du Dakka sont ornées de gravures rupestres. Celles-ci indiquent le développement du commerce caravanier au moment où le dromadaire est introduit dans la zone et permettent de documenter la présence de faunes humides encore présentes à l’époque (girafe, hippopotame, crocodile, éléphant) mais qui ont aujourd’hui complètement disparues du secteur du fait du réchauffement climatique.
Photo_18 : L’art rupestre du Dakka, au nord du bassin du Gobaad (District de Dikhil) – 1er millénaire avant notre ère
Il s’agit de comprendre aussi quel rapport les populations actuelles vivant dans le bassin du Gobaad, entretiennent avec leur environnement et les changements climatiques observés. Des enquêtes ethnoarchéologiques sont conduites auprès des communautés Afar et Somali qui occupent le bassin du lac Abhé. Plusieurs orientations sont entre autres suivies : « l’habiter » sa maison, son écosystème d’une part avec toutes une série de réflexions sur les ressources en terre, en eau, en végétaux dans les activités quotidiennes portées par les sociétés pastorales de la région.
Photo_19 : Enquête ethnographique auprès des usagers des habitations traditionnelles en terre dans la région du Gobaad (District de Dikhil)
Photo_20 : Enquête ethnographique auprès des usagers des habitations traditionnelles en terre dans la région du Gobaad (District de Dikhil)
Photo_21 : Enquête ethnographique auprès des usagers des habitations traditionnelles en terre dans la région du Gobaad (District de Dikhil)
Mais aussi l’enregistrement, dans une démarche écologique et éthologique, de la faune actuelle, qui peuple aujourd’hui le bassin lacustre et notamment la faune liée au monde des prédateurs dont l’emprise est importante au sein des sociétés tournées vers la reproduction, la protection et la transhumance des cheptels. Hyènes, porcs-épic, babouins sont pistés dans tout le bassin pour comprendre leurs mobilités, leurs comportements et caractériser encore une fois la co-évolution Homme-Environnement dans un milieu devenu aujourd’hui aride.
Photo_22 : Enquête étho-écologique dans la région du Gobaad (District de Dikhil). Étude des prédateurs actuels : diversité, comportements, habitats, relations avec les sociétés pastorales. Loup doré.
Photo_23 : Enquête étho-écologique dans la région du Gobaad (District de Dikhil). Étude des prédateurs actuels : diversité, comportements, habitats, relations avec les sociétés pastorales. Tanière de hyènes.
Photo_24 : Enquête étho-écologique dans la région du Gobaad (District de Dikhil). Étude des prédateurs actuels : diversité, comportements, habitats, relations avec les sociétés pastorales. Empreinte de hyènes.
Il y a 10000 ans, la région du lac Abhé, en pleine African Humid Period, du temps des chasseurs-cueilleurs (site d’Hara Idé 3), était verdoyante : girafes, hippopotames, crocodiles, éléphants, rhinocéros peuplaient la zone. Il y a 5000 ans (site d’Antakari 3), l’aridification devient de plus en plus intense, les populations de cette région introduisent les premiers bovins et caprins domestiques dont l’origine est celle de la Péninsule arabique ou du Soudan, mettent en place les premières formes d’organisations villageoises. L’apparition de ces premiers pasteurs au 3ème millénaire avant notre ère coïncide précisément avec une phase climatique sèche et avec le début de la régression du lac Abhé. Pour subsister dans ces nouvelles conditions, ces sociétés diversifient leur alimentation avec l’élevage et développent, en plus, des activités de pêches intensives (économies mixtes).
Que dire quelques 5000 ans plus tard ? aujourd’hui, le réchauffement climatique est là, les apports en eaux dans le lac sont insuffisants par rapport à l’évaporation, les niches écologiques favorables à l’implantation disparaissent : toute la grande faune a déserté la région, les populations sont revenues à un système semi-nomade, les jardins tournées vers une production autosuffisante, se réduisent, les populations ne pêchent plus dans un lac appauvri au PH à 10, ne chassent plus et leur ancrage territorial est de plus en plus évanescent…
Photo_25 : A la recherche de l’eau dans les puits creusés au milieu des oueds. Bassin du Gobaad (As Eyla, District de Dikhil).
Crédits photo programme PSPCA
Jessie Cauliez, Mariam Abdoulkader, Quentin Aubourg, Isabelle Crevecoeur, Jean-Baptiste Fourvel, Xavier Gutherz, Stéphane Hérouin, Jean-Yves Kotto, Laura Maréchal, Nicolas Martin, Benjamin Marquebieille, Yasmine Méchadi, Carlo Mologni